Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

Avertissement : Si pour une raison quelconque, un ayant-droit d'une des personnes référencées sur ce site désire le retrait de la (les) photo(s) et des informations qui l'accompagnent, qu'il me contacte.

21 oct. 2010

"Devant Craonne" (II)

Continuons le récit que Paul Chevalier fait de sa vie, et  celle du 36e régiment d'infanterie, dans les tranchées du bois de Beaumarais, dans l'Aisne à l'hiver 1914-1915. Dans cette deuxième et dernière partie de son texte, l'homme décrit longuement l'approvisionnement, l'ennui et le moral à l'étiage de ses camarades.

Paul Chevalier, du 36e RI, devant un abri,
 dans les bois de Beaumarais.
"Durant ces dix jours, les vivres ne nous ont pas manqués. Chaque jour, nous avons touché du vin, de l’eau de vie et même du tabac, le plus rares sont les bougies et les allumettes, voire le papier pour écrire ce que l’on ne pouvait se procurer qu’au prix des plus grandes difficultés. Le moral est assez bon en général quoique le temps semble très long pour rien. Bien souvent, pendant ces longues nuits de veille j’ai songé à toute l’horreur de la guerre présente, et j’ai souffert devant toutes ces ruines. De ces jours il me restera toujours des souvenirs très pénibles. Dans cette lutte sans merci, nos pertes sont sensibles et le moral affaibli, car rester continuellement au même endroit sachant que la mitraille va tomber d’un moment à l’autre influe sur le cerveau, même aux tempéraments les mieux trempés (1), aussi puisque j’y pense, je vais dire un mot sur la nourriture. C’est que les hommes ne mangent pas l’ordinaire, il est froid et, en général, c’est un rata (bœuf et haricots) transporté dans des marmites la nuit au travers des boyaux tortueux (2) ; il arrive forcément mauvais et les hommes ne le mangent que le jour suivant ; le pain a l’air pas assez cuit. J’ai la cruauté de parler de la propreté personnelle : pas d’eau, juste pour boire, aussi nous sommes d’une saleté repoussante avec cela l’invasion des rats de cour dégageant une odeur infecte. Mes impressions de cette prise de tranchées sont que les hommes sont complètement épuisés et s'il fallait nous voir ce matin au retour, c’est piteux : des traînards tout au long de la route. Les hommes marchent péniblement et la fatigue était peinte sur le visage. C’est une chose dont on parle peu mais qui est primordiale : la fatigue du troupier existe, ne l’oublions pas ! Plus on va, plus je vois combien cette chose est horrible et pénible. Le mal commence à se faire sentir chez tout le monde aussi ce n’est que cris et que haine de tous côtés que l’on entend. Enfin espérons, grâce à Dieu, que la fin de ce cauchemar approche. Nous avons passé le réveillon dans cette position. Les Allemands l’ont fêté joyeusement, cris, chants, cantiques, tout y était (3). Il nous ont causé demandant de ne pas tirer et souhaité joyeux Noël. Le calme chez nous, impressionnant, a fait plus à tous que leurs bruits. On sentait ou chacun plaçait le devoir. Cela n’empêche pas que toute la nuit nous avons redoublé de surveillance et que, de temps à autres, des coups de feu furent échangés mais sans attaque quoi qu’il s’est passé quelque chose à notre droite (4).
Nous sommes au repos pour quelques jours seulement. Nous sommes à Zel les hameaux à quelques kilomètres d’Aubigny (5), à vingt kilomètres de la ligne de feu. J’oubliai de dire que durant cette période j’ai eu la peine de voir un de nos avions descendu par les avions ennemis. La lutte a été courte, quelques coups de mitrailleuses et notre avion a fait un tour sur lui même et est tombé. Toutefois le pilote a eu le temps de redresser son appareil pour aller dans nos lignes et les allemands tiraient tant qu’ils pouvaient des coups de fusils sur cet oiseau blessé. Quelle triste journée."


Pour lire la suite du carnet de Paul Chevalier, en Artois, c'est ici.

Notes :
(1) A Beaumarais, les craintes liées aux tirs tirs de l'artillerie allemande angoissaient tellement les hommes et les officiers, que le colonel Viennot préconise, fin janvier, la mise au point d'un dispositif pour attirer les tirs de l'artillerie sur la cote 120.
(2) L'objectif de Fernand Le Bailly montre que les cuistots et les "roulantes" ont suivi les soldats dans les bois de Beaumarais.
(3) Le 25 décembre, le capitaine Rosay, de la 8e compagnie, note dans son rapport de patrouille : "Les Allemands ont célébré la veille de Noël par des chants qui se sont succédés pendant presque toute la nuit, avec accompagnement de flutes et probablement de violons." 
(4) Dans la journée du 24, les Allemands montrent une certaine nervosité. Durant la nuit, selon le JMO de la 5e division, ils entretiennent des fusillades nourries et lancent de nombreuses fusées. "Il y a eu échange de nombreux coups de fusils entre les tranchées de première ligne dans le secteur dans le secteur compris entre le Choléra et la Ville-aux-Bois (à droite des bois de Beaumarais, NDR)."
(5) Information énigmatique.

18 oct. 2010

"Devant Craonne" (I)

Si Jean Hugo ne consacre que quelques lignes à la vie dans le bois de Beaumarais, Paul Chevalier a, en revanche, écrit un long texte, intitulé “Devant Craonne”, avec de nombreuses informations sur les conditions de vie dans les tranchées du 36e régiment d'infanterie. Le combattant évoque longuement l’atmosphère de désolation du lieu, au milieu des vestiges des combats précédents. En voici un premier extrait, annoté plus bas. 

Photo ci-dessus: Le sous-secteur n°2 des bois de Beaumarais (ici à gauche),
que mentionne par Paul Couturier. Au fond du champ,
on distingue le talus de l'ancienne ligne de chemin de fer
 “Après avoir quitté les tranchées champenoises et puis quelques jours de repos, nous sommes allés occuper la forêt de Beaumarais, aux pieds du plateau de Craonne . Notre emplacement est à la lisière d’une large clairière, bordée à notre gauche par une ligne de chemin de fer (1). C’est de cette place et pendant dix jours que nous sommes restés à 100 ou 120 mètres de l’ennemi. En avant de la lisière du bois, des cadavres allemands gisent pêle-mêle depuis des semaines et quelques soldats français le long du talus de chemin de fer qui en est rempli (2). A quelques mètres de nous , il y en a encore, les uns sont déséquipés, les autres entièrement équipés. Dans ce coin de forêt il s’est passé quelque chose de pénible. C’est eux qui voulaient reprendre notre position ; ils se sont ramenés en force, mais l’on veillait et bien vite ils furent arrêtés (3). J’en ai vu des sections entières, par quatre, couchées sur place, des lignes de tirailleurs alignés comme à l’exercice, peut-être blessés. Ils sont tombés aux pieds de nos abris ; tous ceux-là fauchés. Il y en a placés en travers du rail, à deux mètres de nos sentinelles. Quel spectacle horrible, et plus terrible encore, c’est qu’on ne peut les enterrer et celui qui se montre est de suite une cible vivante. Les Allemands occupent la lisière en face de nous ; une tranchée occupée nous sépare (4). D’après les reconnaissances que nous avons faites, elle est remplie de cadavres. Tout cela nous fait vivre dans une atmosphère d’odeurs tout le temps épouvantable (5). Nos abris sont creusés dans la terre et recouverts autant que possible de bois assez résistant sur lequel on met de la terre, puis l’on pique les branchages pour cacher le tout des yeux de l’ennemi. De longues sapes nous relient. Le bois n’est pas beau à voir ; pas un arbre n’est intact, pas une place qui n’ait pas reçu d’éclats d’obus de gros calibres ; ils sont tous couchés ou arrachés. Partout des débris de toutes sortes : fusils, vêtements, sacs français et allemands, de tous côtés. De temps à autres, des tombes de soldats français. C’est au milieu de toutes ces ruines que le régiment vit, car nous vivons, et c’est à peu près l’organisation des tranchées, car tout le monde est en fait ici au lieu d’être cantonnée en arrière dans un village (6). Les vivres régimentaires nous sont apportées la nuit au milieu de grandes difficultés. Notre correspondance, nos colis, tout cela arrive avec du retard, mais cela arrive, et nous-mêmes nous pouvons écrire chaque jour à ceux qui nous sont chers. Notre vie, elle est bien simple. Toujours en éveil, échange continuel de coups de fusils. La nuit, au moindre bruit, tout le monde est prêt ; on prend du repos comme l’on peut, une heure par-ci par-là. Le plus dur est le canon ; chaque jour (7) les Allemands bombardent nos positions et nous envoient d’énormes percutants (obus autrichiens) ou bien leurs 77 moins dangereux, ou bien encore des shrapnels dont les effets sont terribles. Mais le plus terrible, c’est que l’on ne peut bouger et il faut attendre qu’ils s’arrêtent. Notre canon s’en charge. Nous assistons à des duels terribles. J’ai pu voir les effets que produisent les obus : ils sont terrifiants. Leurs abris sont complètement éventrés. Chaque jour, notre canon fait parler de lui et inonde leurs positions. La nuit des projecteurs ne cessent d’éclairer. Notre canon parle, mais le leur est silencieux, à part quelques shrapnels de temps à autres. Le plus pénible, c’est la nuit où les contre-attaques sont possibles, des heures en anxiété debout presque continuellement dans cette position.” 

La suite du texte de Paul Chevalier : cliquer ici.

Notes :

(1) Il s’agit du sous-secteur n°1 des bois de Beaumarais, situé à droite du bois. Les Allemands se retranchent dans le bois de Chevreux et dans le village de Craonne. Sur la carte IGN, la ligne de chemin de fer, que mentionne Paul Chevalier, (que l’on peut voir sur cette carte photo) figure encore, à proximité de la ferme de la Renaissance.
(2) Paul Chevalier évoque certainement les combats qui ont opposé le 6e, le 123e RI aux Allemands le 23 septembre lors d’une attaque sur le Parc de Craonne...
(3) ... suivi d’une contre-attaque allemande, le 26 septembre, où les soldats de Guillaume attaquent en “masses compactes”, selon le JMO du 6e RI. Le 6e régiment d’infanterie prendra part à de nouvelles tentatives pour enlever Craonne du 12 au 14 octobre. Sans succès.
(4) A la lecture du rapport des patrouilles effectuées par le 36e RI, cette tranchée avancée, qui reliait des trous de “tirailleurs”, était la plupart du temps vide. Située dans le no man’s land, elle reliait la ligne de chemin de fer à l’actuelle D19. Les patrouilles de reconnaissance qui y sont effectuées mentionnent la présence de nombreux détritus. Elle sera par la suite inondée.
(5) Le 16 mars 1915, Voisin, chef du 2e bataillon, écrit dans un rapport : “Le secteur devient très pénible à cause de la proximité des cadavres allemands. Le soir surtout une odeur pestilentielle se dégage de la terre. Les hommes ont une tendance aux vomissements. La 6e compagnie relevée ce matin avait beaucoup plus de malades (...) Les hommes envoyés en patrouille ou en reconnaissance dans le secteur, qui auparavant étaient tous volontaires, ont une répugnance chaque jour plus grande, le stationnement auprès des lignes de cadavres qui sont encore en bien plus grande quantité derrière la crête (la cote 67 sur la carte IGN, NDLR), devenant épouvantable par l’odeur qui s’en dégage.” Le 30 mars des mesures de désinfection sont prises sur "150 cadavres allemands". Elles sont poursuivies jusqu'en mai, à l'occasion de patrouilles où les soldats arrosent les cadavres de crésyl.
(6) A partir de décembre 1915, le deuxième et le premier bataillon du 36e RI tiennent cette partie du bois, de six à parfois quinze jours d’affilée. Le 3e bataillon, de son côté, garde le plus souvent le sous-secteur n°2, situé à gauche des bois de Beaumarais. Le cantonnement, lorsqu’il a lieu, se fait à Chaudardes.
(7) Les duels d’artillerie ne font que s’intensifier de décembre à mai 1915 dans les bois de Beaumarais. Avec le mois de février, l'on compte pratiquement un bombardement tous les deux jours (on comptera une moyenne de 350 obus). Et, parfois, la mort fauche au hasard.

5 oct. 2010

L'invité du 36e : Serge Barcellini, quand la Meuse passe du Souvenir à l'Histoire

A l’approche du centenaire de la Première Guerre mondiale, la Meuse se lance dans une vaste politique de refondation de sa politique mémorielle. Le 9 juillet 2009, le conseil général votait un ambitieux projet visant à réinstaller le département comme acteur essentiel de la Grande Guerre. Un an après, où en est-on ? Serge Barcellini, directeur de la Mission histoire auprès du conseil général, répond à nos questions.

Qu'est-ce qui a présidé à la mise en place du rapport "Le Temps de l'Histoire" dans la Meuse ?
Serge Barcellini : Le département de la Meuse, et plus spécialement le champ de bataille de Verdun, est le lieu par excellence de la mémoire de 14-18. Entre 1920 et 1980, Verdun n’a pas eu de concurrent. Avec les carillons commémoratifs réguliers que sont les commémorations de Verdun, le troisième dimanche du mois de juin, et tous les cinq ans, la venue du Premier ministre, et celle du président de la République, tous les dix ans, Verdun s’est imposé à tous. Les années 80 sont marquées par le réveil des autres sites de mémoire, ceux de la Somme, avec Péronne, et depuis 10 ans, ceux du Pas-de-Calais, de l'Aisne, de l'Alsace... Le champ de bataille de Verdun est entré dans le marché mémoriel concurrentiel, même si les visites annuelles demeurent importantes, entre 300 et 400 000 visiteurs en moyenne. Comment dès lors adapter le champ de bataille de Verdun, et globalement la Meuse, à cette concurrence ? Comment adapter ses champs de bataille face à une demande qui n'est plus celle de 1930 ? Tel est l’ambition du rapport "Le Temps de l’Histoire".

Quelles sont les propositions contenues dans ce plan ?

Nous avons défini 32 projets, qui vont être progressivement mis en oeuvre. Le projet numéro un a été de structurer la Meuse mémorielle en cinq grandes zones : la ville de Verdun comme capitale mondiale de la Grande Guerre, le champ de bataille de Verdun, les sites de combat de Saint-Mihiel, les sites de combat de l'Argonne et l'arrière-front français. À partir de ce projet, 400 à 500 sites visitables ont été identifiés. Trois grandes dates fédératrices ont été définies : les "quatre jours de Verdun", en juin, la journée du patrimoine, qui se tient chaque troisième dimanche de septembre, et le 11 novembre. Ces dates sont aujourd’hui les supports d’une animation mémorielle refondée.

Vous dites vouloir réarticuler une offre face à une nouvelle demande. Quelle est cette demande et qu'est-ce que les gens attendent de sites comme Verdun ?
Sociologiquement, nous avons plutôt à Verdun une demande de scolaires et de familles. Cela veut dire que l'on ne peut pas augmenter les prix d'entrée des musées. Cette clientèle est aussi une clientèle de proximité – la clientèle parisienne et internationale est limitée. Quant au public scolaire, on compte, à Verdun, entre 60 et 70 000 scolaires par an. C'est l'enseignement de l'histoire qui est le moteur de la visite. Mais lorsque ce n'est pas les scolaires, qu'est-ce qui prime ? Il y a 30 ans, c'était les pèlerins. Aujourd'hui, nous avons une formidable montée due à la généalogie familiale. C'est un des moteurs forts des visites des champs de bataille. Sur les 20 000 Américains qui viennent visiter le site de Saint-Mihiel et Romagne-sous-Montfaucon, la majorité sont à la recherche de leur aïeul. Nous sommes là dans une nouveauté : la réappropriation de la Première Guerre mondiale à travers l'histoire familiale. C'est ce que j'appelle le temps de l'Histoire. Après le temps du Souvenir (1918 à 1968), et le temps de la Mémoire (entre 1968 et 2008), est venu le temps de l’Histoire. Alors que le temps du souvenir partait du national vers l’individu, le temps de l’Histoire part de l’individu vers le national. Lors de la visite de Nicolas Sarkozy, le 11 novembre 2008, vous aviez ainsi pour la première fois des participants qui tenaient à bout de bras la photo de leur grand-père poilu.

C'est la raison pour laquelle l'une de vos propositions, dans votre rapport, consiste à mettre en ligne l'ensemble des fiches matriculaires ?

Oui. Nous devons nous adapter à cette nouvelle demande. Or celle-ci est de plus en plus individualisée. Comment répondre à cette attente ? 8 500 000 combattants français ont participé à 14-18. 1 300 000 ont été tués. Ceux qui ont été tués possèdent une fiche "Mort pour la France" aujourd’hui mise en ligne sur le site "Mémoire des Hommes". Ce document est excessivement limité. Or nous possédons pour les 8 500 000 soldats, des fiches matriculaires détaillées, qui nous disent tout : la taille, la couleur des yeux, l'adresse, et, surtout, toutes les affectations entre 1914 et 1918. Ces fiches présentent deux défauts majeurs : leur propriétaire, l’Etat, les a redistribuées dans chaque département et leur encadrement juridique, jusqu'il y a peu, ne permettait pas de les mettre en ligne, car elles présentaient, pour certaines, des renseignements médicaux. Pour le centenaire, une dérogation sera sollicitée afin de pouvoir les numériser et les mettre en ligne. Ça veut dire que toute personne voulant construire sa généalogie pourra retrouver quelqu'un de sa famille, sachant que sur les 8 500 000 combattants français, entre 2 millions et 3 millions sont passés en Meuse.

L'autre proposition de votre rapport porte sur le classement Unesco du champ de bataille de Verdun. Où en est-on ?

C’est un pari difficile. Un pari qui génère quantité de problèmes. Premièrement l’Unesco n'a en effet jamais classé de sites "guerriers", à l’exception des forts de Vauban. Deuxièmement, je soutiens depuis l'origine que l'on ne peut pas demander l’inscription de Verdun, mais que l'on est obligé de solliciter le classement du plus grand nombre de champs de bataille de la Grande Guerre en Europe. Pourquoi l'Unesco classerait Verdun et non un champ de bataille en Italie, ou en Roumanie ? L’enjeu de la globalité s’impose à nous.

Mais les classements sont toujours nationaux à l'Unesco ?
C’est vrai. Rares ont été les classements à plusieurs entrées nationales… Il y en a quelques-uns. Mais je crois fondamentalement que cette approche est la bonne. Car beaucoup de pays sont concernés par ce conflit. L'Europe de l'Est se réveille et redécouvre 14-18, une manière pour elle de retrouver une identité nationale. Le Commonwealth accorde, comme chacun sait, une énorme importance à ce conflit. La Turquie aussi se réveille, dans le cadre de sa demande d’entrée dans l’Europe. Et l’on compte de nombreux pays d'Afrique qui redécouvrent ce conflit. Enfin, en France, les régions, les départements et un certain nombre de villes portent un intérêt qui va grandissant à la Grande Guerre. Je pense, par conséquent, que ces demandes vont être tellement fortes que le classement Unesco pourrait s'imposer de lui-même. Mais il faut savoir que nous ferons d'abord une demande de classement ouvert : on sollicitera l'inscription de quatre ou cinq sites avec la potentialité d'élargir ce classement lorsque les autres sites répondront aux critères. J'ajoute enfin qu'un autre classement sera entrepris, celui au patrimoine européen du champ de bataille de Verdun. Ce site est éminemment européen par son histoire (la division de l’Europe) et sa mémoire (la réconciliation).

Dans votre projet, vous faites des propositions pour la zone de "l'arrière-front français", soit le territoire du département en deçà de la ligne de front fixée après la victoire de la Marne. Qu'en est-il de l'arrière-front allemand ?
L’arrière-front allemand par rapport à l'arrière-front français présente une différence essentielle : il est éphémère. Il commence en septembre-octobre 1914 et finit en septembre-octobre 1918. L'arrière-front français, lui, ne bouge plus à partir de 1914. L’arrière-front allemand disparaît avec les offensives de Saint-Mihiel et de Meuse-Argonne. Lorsque vous êtes en Argonne vous avez à la fois un arrière-front allemand et une mémoire américaine... Donc, à l'heure actuelle, l'idée est simple : c'est de sauvegarder sur le maximum de sites une mémoire allemande. Mais, pour cela, il faut que l'Allemagne soit partenaire.

Justement, les Allemands sont-ils associés à votre démarche ?
Oui, mais lorsque l'on parle des Allemands, il faut savoir de qui il s'agit… L’Etat fédéral ne s'engage pas sur les politiques de mémoire – en France, c'est le contraire, puisque vous avez un ministère de la Défense qui est un acteur essentiel des grands projets mémoriels. En Allemagne, ce sont les Länders et certaines communes qui lancent des actions de mémoire. Mais ils le font sur leur territoire. Vous avez également la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge, le service d'entretien des sépultures allemandes. Mais il n’intervient que dans les nécropoles… De même, il est difficile de s'appuyer sur les universitaires allemands, car la période de 14-18 est faiblement enseignée en Allemagne. Prenez Berlin, qui est une extraordinaire ville mémoire : la tombe du soldat inconnu de 14-18 n’est pas matérialisée et dans le musée historique de Berlin, la place de la Grande Guerre par rapport à la Seconde Guerre mondiale est infinitésimale. En installant le drapeau allemand sur le fort de Douaumont nous avons cependant montré notre volonté. A l’Allemagne désormais de saisir le partenariat.

Revenons au rapport "Le Temps de l'Histoire". Où en est-on de sa mise en place ?
Le dossier avance. Si certains projets ont du mal à décoller en particulier ceux qui doivent se développer sur la commune de Verdun, nous serons prêts en 2014. La Meuse sera en capacité d'être attractive. Le programme du centenaire, qui prendra appui sur ses sites refondés pourra dès lors prendre son envol.

Quel rapport les Meusiens entretiennent-ils avec la mémoire 14-18 ?
Le travail sur le ressenti des Meusiens n'a jamais été effectué. J'en veux pour preuve un presque Meusien comme l'historien Fernand Braudel, qui ignore complètement la guerre 14-18. Il fait ses premières études sur la Meuse et en Meuse, il publie des dizaines de livres, mais jamais il ne parle de 14-18. Ce territoire a longtemps porté le deuil de son histoire. Il était devenu une zone de cimetières, un lieu de zone rouge, un département laissé-pour-compte, qui a vécu la Première guerre mondiale comme un fardeau, et, accessoirement, comme un lieu de pèlerinage. Tout le pari d’aujourd'hui est de montrer que l’histoire de la Première Guerre mondiale est un facteur positif de la vie économique à travers le tourisme qu’elle peut engendrer. La cathédrale de Reims est entrée dans l'histoire, pourquoi les champs de bataille ne le pourraient-ils pas ? Entrer dans l'histoire, c'est aussi entrer dans le tourisme historique.

Comment votre rapport a-t-il été accueilli dans le département ?
En Meuse, il y a un émiettement des acteurs mémoriels, et quand vous devez faire quelque chose il faut d'abord vous entendre avec eux. Mon rapport a donc été voté, mais sa mise en œuvre est longue. Je vais vous donner un exemple : dans le texte qui a été voté, il est prévu que l'ossuaire de Verdun soit réadapté dans sa scénographie et devienne le lieu de la mémoire sacrée. Ce point particulier du texte a été approuvé par tous. L'ossuaire de Verdun, qui a vu le jour grâce à Mgr Ginisty, évêque de Verdun et qui rassemble les ossements de 160 000 soldats, Français et Allemands est un lieu profondément sacré, patriotique et religieux... Et lorsque vous souhaitez appliquer ce point du texte et que vous demandez que les vitrines, qui contiennent des casques, des obus, des fusils, qui n'ont rien à voir avec la mémoire du sacré soient déplacées, vous n'y arrivez pas. On vous répond que cela fait 50 ans que ce casque est là et qu'il ne doit pas être bougé. Un autre exemple : le règlement du champ de bataille de Verdun est assorti de multiples interdictions qui datent des années 1930. Ce règlement doit être repensé.

Avez-vous rencontré d'autres résistances dans la mise en place de votre rapport ?
Oui. Ne serait-ce que sur les mots. Lorsque j'ai parlé d'une nécessaire adaptation à la demande sociétale, on m'a répondu que puisque le site de Verdun était sacré il n'y avait pas de raison de s'adapter. Mais il y a aussi des résistances économiques, des craintes que le développement du champ de bataille amoindrisse d'autres sites. Enfin, il y a des résistances dues à l'histoire associative. Lorsque vous avez en face de vous des associations qui ont été créées en 1920, et dont la philosophie date de cette époque, vous avez du mal à expliquer qu'il faut tenir compte de l’évolution de la société. Mais il n'y a pas de raison qu'on n'y arrive pas ! En deux ans, les associations ont adhéré à 99 % à cette politique, et celle-ci se met en œuvre progressivement.

Comment s'est déroulé la récente manifestation "Les Quatre Jours de Verdun" ?
L'idée des "Quatre Jours de Verdun" est d’encadrer la commémoration traditionnelle de Verdun, cérémonie qui a été créée en 1920, dans une thématique annuelle, avec un colloque, des expositions, des publications, des épreuves sportives, etc. En 2009, le thème était celui des tranchées, en 2010, celui des peintres de la Grande guerre, avec trois expositions, un colloque, une marche sportive, les cérémonies traditionnelles. Pour la journée du patrimoine, les 18 et 19 septembre derniers, on a ouvert un certain nombre de sites ; l'année dernière on en comptait 19. Enfin, pour le 11 novembre 2008, le Président de la République est venu, et le 11 novembre 2010, on fêtera le 90e anniversaire du choix du soldat inconnu (de nombreuses opérations sont prévues autour de cet anniversaire, NDR).

A-t-on une idée de retombées économiques que ce plan peut apporter ?
Très honnêtement, c'est difficile. Si on s'y prend bien, plusieurs milliers d'emplois pourraient être créés de manière directe et indirecte. La potentialité de la Meuse, c'est un million de visiteurs. Ce volume a existé dans les années 1930, mais la demande de la société à l'époque n'était pas la même : c'était une demande de pèlerinages funéraires.

Que répondez-vous à ceux qui sont hérissés par ce passage du temps du souvenir, que vous avez évoqué au début de l'entretien, à celui du tourisme historique ?
C'est à mon sens strictement un problème générationnel. Le temps du souvenir, c'est deux générations. La mémoire, c'est deux générations. Le temps de l'Histoire s'ouvre après la quatrième génération. Si vous mettez 25 ans par génération, nous sommes que nous le voulions ou non entrés dans le Temps de l’Histoire. Il nous appartient donc de conclure cette mutation en respectant les croyances de chacun.

Et ceux qui évoquent une "disneylandisation" de Verdun à propos de vos propositions ?
L’un des débats aujourd'hui en Meuse tourne autour de la sacralisation ou non du champ de bataille. Il y a ceux qui souhaitent mettre sous cloche ce lieu, et ceux qui s'opposent à cette politique. Les premiers accusent les seconds de vouloir "disnelylandiser" le champ de bataille. Moi je dis simplement qu'il faut adapter les champs de bataille à la demande de la société d'aujourd'hui. C'est quoi la sacralisation ? Le champ de bataille de Verdun a déjà été sacralisé une fois, lorsqu'on l’a livré à la forêt contre l'avis des anciens combattants. Les vétérans ont combattu la transformation de ce lieu en "zone rouge". Pour eux, c'était une catastrophe. Le même débat s’ouvre à nouveau, faut-il transformer le champ de bataille de Verdun en parc naturel. Si ce projet aboutit, ce sera la victoire des coléoptères et des grenouilles à ventre jaune sur l'Histoire ! Je suis opposé à ce projet. Il faut que toutes les générations s'approprient ce champ de bataille, qui appartient à une histoire commune de l'Europe. Si l’environnement doit être au centre de notre réflexion, l’Histoire avec un grand H doit demeurer le moteur de l’aménagement des sites.

Mais que répondez-vous à ceux qui disent que Verdun va perdre son âme dans cette opération ?
Sur le champ de bataille de Verdun, vous avez grosso modo trois types de sites. Des sites historiques, comme le fort de Vaux, le fort de Douaumont, Froideterre, Souville… Ces lieux, il faut en garder l'authenticité au maximum. Il faut que les visiteurs aient l'impression que c'était comme ça, le 11 novembre 1918 - ce qui est le cas d'ailleurs. Vous avez également des sites de mémoire funéraire : ossuaires, nécropoles… Là, il faut garder cette mémoire, mais surtout l'expliquer, lui donner un sens. Il n'est pas toujours facile pour des promeneurs de comprendre le sens de la tranchée des baïonnettes. Enfin vous avez le mémorial qui est le site pédagogique par excellence. Il doit être renforcé. Cette politique n’a rien à voir avec une quelconque "disneylandisation". L'implantation d'une stèle à Fleury-devant-Douaumont, en mémoire des lieutenants Herduin et Millant, deux fusillés pour l'exemple, est-ce de la «disneylandisation » ? En érigeant ce monument, je trouve au contraire que l'on répond aux interrogations que peut se poser aujourd'hui la société contemporaine.

Beaucoup de gens craignent que l'on trouve des restaurants, des magasins…
On a un seul restaurant sur le champ de bataille. Il s'appelle "L'Abri du Pèlerin". C'est un lieu extraordinaire où sont passés : Pétain, Poincaré, Genevoix… Aucun autre restaurant ne doit être construit. Verdun doit être la ville de l’accueil des touristes.

Comment allez-vous vous adapter face à l'offre du musée de Meaux sur la Grande guerre, qui ouvrira ses portes en 2014 ?
Si l'on répond par un musée à un musée, par une scénographie à une scénographie, on ne gagnera pas. Il n'y a plus de place pour un grand musée sur la guerre 14-18 après Meaux. L'investissement pour ce musée coûtera deux à trois fois celui mis en place pour la politique mémorielle en Meuse ! Alors quels sont les atouts de la Meuse face à cette création ? L'authenticité. L’authenticité de 500 sites visitables. Dans la région de Verdun vous avez une histoire, une mémoire. Ici les hommes se sont battus. L'offre de Meaux, celle de la scénographie, est donc complémentaire de celle que nous offrons à Verdun. Le Centenaire sera celui du retour à l’authenticité ou il ne sera pas. Face à ce défi, le département de la Meuse est le mieux placé.

Interview réalisée en août 2010. Merci à Serge Barcellini d'avoir répondu positivement à ma demande. Les 32 projets de la Mission Histoire sont détaillés dans un document à télécharger à cette adresse.