Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

Avertissement : Si pour une raison quelconque, un ayant-droit d'une des personnes référencées sur ce site désire le retrait de la (les) photo(s) et des informations qui l'accompagnent, qu'il me contacte.

26 févr. 2009

Berezina en Artois

Un exercice de diachronie : le groupe des maisons en U (aujourd'hui, rue de la Paix), à Neuville-Saint-Vaast, en 1915 et en 2008. A gauche, la photo de Fernand Le Bailly est légendée dans son album : "2 juin !!! Le groupe des maisons en U après l'attaque du 36e durant 5 jours, 5 nuits (lutte corps à corps sans répit). Il nous restait environ la moitié du village à enlever à cette date !"

Continuons le récit des combats du 36e régiment d'infanterie à Neuville-Saint-Vaast... N'y voyez là aucun dédain pour les secteurs de Courcy ou ceux du bois de Beaumarais, mais à force de lecture, il est difficile de ne pas se sentir absorbé par ce cataclysme qui frappe le régiment dans ce petit village de l'Artois au début de l'été 1915.
Le 5 juin, le 36e régiment d'infanterie remet donc l'ouvrage sur le métier et lance un assaut sur la gauche du bourg, le 129e régiment d'infanterie étant engagé à sa droite (voir carte ci-dessous pour les lieux mentionnés). Au centre, la Grande Rue, longue épine dorsale d'un kilomètre, délimite les zones d'action des deux régiments. Les leçons du 1er juin, alors que le régiment de Caen a combattu sans aucune préparation avec les pertes que l'on sait, ont-elles été retenues ? Les quelques rapports sur cette journée, conservés aujourd'hui au service historique de la Défense, montrent que la préparation de l'attaque a été scrupuleusement organisée au préalable. La combinaison de l'artillerie lourde et de campagne, la durée, la cadences des coups, l'emplacement des places d'armes, des dépôts de grenades et de munitions, la quantité de grenadiers par escouade, de soldats chargés d'engins spéciaux ("incendiaires ou asphyxiants"), d'artificiers ("6 hommes par section : 3 munis de fusées rouges, 3 de fusées vertes"), l'emploi "d'unités spécialement désignées pour le nettoyage des organisations dépassées", le nombre et le type d'outillage alloué aux pionniers ("1/4 pioches, 1/4 pelles, 1/8 haches, le reste recevant 20 sacs à sable vides par homme"), voire l'allure des soldats ("au pas de course (...) chaque unité doit pousser droit devant elle, sans tirer un coup de fusil, ni jeter une grenade avant d'être au corps à corps"), tout cela a été réglé dans ses moindres détails...
Mais ce pilonnage sémantique n'y peut rien. L'offensive est à nouveau une débâcle. Les bombardements des maisons où se retranchent les soldats de Guillaume terminés – tirs démarrés vers 8 heures du matin, interrompus vers 14h35 –, la 1re compagnie du capitaine Vivien, entraînant à sa suite la 2e compagnie (commandée par le sous-lieutenant Pinelli), s'élance à l'assaut de la maison C3. Les deux groupes se heurtent alors à des défenses intactes et sont décimés par un feu de grenades nourri. Plus à l'ouest, la 4e compagnie, du lieutenant Hélouis, déboulant plein nord des maisons en U vers la rue Verte, n'a pas plus de chance. A peine sortie des tranchées, elle se retrouve face à un mur crénelé, hérissé de défenses accessoires et de mitrailleuses. Elle se cramponne alors au terrain et creuse immédiatement des tranchées pour se protéger. Plus à gauche encore, quelques sections de la 3e compagnie partent au combat (dont celle de l'artiste Jean Hugo), mais celles situées le plus à la gauche du dispositif n'avancent pas.
L'échec est donc manifeste, et le renfort du deuxième bataillon dans l'après-midi n'y peut rien. Autour de la maison C3, dernière enclave allemande dans les lignes françaises, quatre charges successives échouent. Le capitaine Vivien, les sous-lieutenants Loisnel et Rault sont blessés. Pour couronner le tout, les Allemands font sauter, en début de soirée, une mine souterraine à 30 mètres de la maison qui ensevelit 65 hommes de la 2e compagnie. Quant aux 6e, 7e et 8e compagnies, elles parviennent tant bien que mal à hauteur de la 4e compagnie et lui apportent grenades et sacs à terre pour se protéger.
A droite, le 129e régiment d'infanterie est plus heureux... Sous un feu violent, les compagnies, partant de la tranchée au niveau de l'impasse Beaujan continuent leur mouvement en avant et s'emparent au prix de lourdes pertes, de plusieurs maisons situées le long de la Grande Rue et rue François Hennebique*. Mais à quel prix ! Etienne Tanty, qui ne participe pas à l'assaut, témoigne dans une lettre du 7 juin : "C'était impossible d'avancer, les mitrailleuses, le canon-revolver fauchaient tout ; des créneaux, on percevait des capotes vides, plus d'hommes dedans, la mitraille faisait tout sauter à bout portant." Les unités très fatiguées sont renforcées en début de soirée par deux compagnies du 3e bataillon du 36e RI.
Au soir, dans le centre du petit village, il règne une indescriptible confusion : il y a là 6 bataillons qui ont eu d'assez fortes pertes, les quantités de troupes et d'artillerie de tranchée qu'il a fallu accumuler sont maintenant enchevêtrées les une dans les autres ; de nombreux cadres des unités combattantes sont blessés, et les batteries de 58 doivent être reconstituées. Les pertes pour la journée ? Un rapport signé de Mangin mentionne 144 morts (59 pour le 36e, 85 pour le 129e) et 232 blessés (174 pour le 36e, 58 pour le 129e. A noter : le JMO du 129e RI donne des chiffres bien supérieurs).

* L'inventeur de la construction en béton armé, natif de Neuville-Saint-Vaast !


20 févr. 2009

Le flâneur du 36e : la haie d'honneur

Une fois n'est pas coutume, laissons parler les images avec cette photo, prise à Neuville-Saint-Vaast en décembre dernier. Elle est l'occasion de démarrer une nouvelle "rubrique" de ce blog, ouverte à vos illustrations et photos captées au hasard d'une humeur ou d'une sortie sur les secteurs du 36e régiment d'infanterie, à adresser sur mon mail : jerome.verroust@gmail.com. Merci !











Si les "queues de cochon" soutiennent
aujourd'hui le fil de fer barbelé à Neuville-Saint-Vaast,
c'est désormais pour délimiter les champs du village.



14 févr. 2009

Une division* de visiteurs !

Ci-contre : Fernand Le Bailly
façon Warhol.

Ces derniers jours, le site du 36e régiment d'infanterie a franchi le cap des 10 000 visites. Le chiffre est dérisoire – ce score sur la "Toile" est atteint en quelques jours par "plus gros", ou a été dépassé il y a belle lurette par d'autres –, et ne possède pas d'autre valeur que le symbole. Mais il fait chaud au coeur. Il est surtout l'occasion de saluer très sincèrement ceux qui ont eu la patience de lire ces pages, de partager ou non mes toquades pour une anecdote, un homme, un lieu... et m'ont accordé leur fidélité depuis le début de cette aventure.
Pour être honnête, j'étais loin de me douter, alors que j'écrivais les premières lignes de cette page, sur les conseils de Stéphan, de l'entreprise dans laquelle j'allais m'embarquer. Je me rendais peu compte à quel point celle-ci allait être une école de patience et d'humilité sur un sujet intellectuellement aussi stimulant. Convoquer les mânes de soldats disparus n'est pas toujours une affaire facile... Et fouler les champs où se sont battus tant d'hommes n'est pas de tout repos, tant les émotions vous étreignent.
Vous l'aurez compris : ces quinze mois ont été riches de rencontres et de sensations. Mais ce voyage, à peine démarré, va bien au-delà de mes espérances. Il est donc normal que je remercie ici spécialement les personnes qui m'ont m'ont donné de leur temps et de leur patience, et ceux qui, demain, répondront à mes questions ou m'enverront une image, une évocation ou des idées pour faire évoluer ce blog.
Demain ? Des rencontres, des envies de récit se bousculent déjà dans ma musette. Une fois délivré de mes obligations professionnelles, j'espère avoir l'occasion de partager quelques incunables, dénichés au Service historique de la défense. Je retournerai peut-être en Artois. Je pense aller suivre les traces du 36e en Somme, peut-être à Verdun... Vivement le printemps !

* Ce titre est évidemment boiteux - une division comprend, en 1914, environ 12 000 hommes !

10 févr. 2009

Une mort et une résurrection

(Ci-contre, photo prise à Neuville-Saint-Vaast début juin, dans l’album de mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, légendée : "Tranchée boche enlevée à 3h soir par nous.")

Dans son livre de souvenirs, Le Regard de la Mémoire, Jean Hugo évoque les bombardements des premiers jours de juin, alors que le régiment est enfoui depuis une semaine dans les ruines du village Neuville-Saint-Vaast. En phrases courtes et hachées, la mort de Lucien Costil (le 2 juin), natif du village de Caumont-l'Eventé, soldat de la troisième compagnie (commandée par le sous-lieutenant Tahot), est narrée, ainsi que l'apparition du brancardier Lagardère... S'agit-il du même Lagardère, qui s'est illustré à la ferme du Temple, quelques mois plus tôt, et qui est mentionné dans le Journal de marche du même régiment ? Les deux semblent en tout cas de discrets mais efficaces ambassadeurs du système D. Voici l'extrait.

"Un après-midi notre verger fut bombardé. Mes soldats, qui creusaient un boyau, abandonnèrent leurs outils pour se réfugier dans les trous et dans les cabanes. Les uns, pelotonnés au fond de leur abri, se cachaient derrière leurs sacs et tremblaient ; les autres écrivaient des lettres, jouait à la manille ou limaient des bagues d'aluminium. Pommelet parcourait la tranchée à quatre pattes, parfois il s'arrêtait, tendait l'oreille, grommelait : "Vaches de Boches !", et repartait dans l'autre sens. Le lieutenant tirait de rapides bouffées de sa pipe ; à chaque explosion, un côté de son visage se contractait. Soudain, un fracas épouvantable m'assourdit ; le mur de terre où la niche était creusée chancela ; je me sentis soulevé en l'air. Quand je retombais, j'avais le souffle coupé, ma tête tournait, mes oreilles bourdonnaient ; mon abri était rempli de fumée verte ; mon visage, mes vêtements, le livre que je lisais étaient couverts de terre et d'une poussière noire et gluante.
- Costil est mort !
C'était la voix chantante de Grard, le plus vieux de mes soldats. Je sortis de mon trou. Deux hommes agitaient les bras dans un nuage de fumée chaude et verdâtre tandis qu'un troisième roulait doucement par terre. Ses membres remuèrent un instant, puis retombèrent et se raidirent lentement. Il se mit à râler. Ses yeux , qui étaient restés grands ouverts et fixes, se retournèrent, ne montrant plus que le blanc ; son estomac se creusa. Je m'assis pour reprendre mon souffle. J'avais toujours des abeilles dans les oreilles et mes jambes étaient molles. Un homme cria :
- Surtout ne le touchez pas, il est mort, ne le touchez pas !
Cependant je traînai le cadavre hors du passage. Quelqu'un recouvrit d'un mouchoir ce visage surpris, ces gros yeux blancs, ces joues creuses, cette bouche ouverte. Les soldats étaient massés dans l'étroit boyau, le dos au talus, les bras le long du corps, les ongles dans la terre, silencieux et effrayés. Personne ne voulait toucher le mort.
Je déboutonnais la capote tendue sur la poitrine saillante ; je fouillais dans les poches collées et mouillées par le sang chaud. Le corps se laissait soulever, puis retombait pesamment. Un couteau, un mouchoir, quelques sous, quelques lettres : on enverra cela à sa femme, avec la carte postale qu'il lui écrivait au crayon-encre quand l'obus la tué. La photographie de cette Normande assise, les pieds écartés, qui souriait, un enfant dans les bras, je la remis dans la poche de sa capote, comme il l'avait demandé à ses camarades.

Le jour tombait. Lagardère, l'agent de liaison et homme à tout faire d'Hélouis, arriva avec un brancard. Il portait sous sa capote une tunique d'officier noir et rouge ; au cantonnement, il procurait des femmes, au combat, il enterrait les morts. Le lieutenant désigna quatre hommes pour soulever le corps et l'emporter ; mais personne ne bougea. Lagardère pris les pieds, le lieutenant les épaules, moi la taille. Le boyau étroit gênait le mouvement : le corps retomba plusieurs fois avec un bruit sourd. Dès qu'il fut sur la civière les hommes l'emportèrent. Comme le boyau faisait trop de méandres, l'agent de liaison est l'un des porteurs grimpèrent sur le talus, s'agenouillèrent et tirèrent à eux un bout du brancard tandis que les trois autres, arc-boutés aux parois, poussaient des épaules et des bras. Le groupe des porteurs et leur fardeau se détachaient en silhouette, au-dessus de nous, sur le ciel jaune du couchant taché de nuages violacés. Un obus éclata tout près. Le képi du mort, qu'on avait placé sur sa poitrine, roula à terre. Lagardère, son mousqueton en bandoulière, cria :

- Dépêchons-nous, j'en ai deux autres à enterrer !
Ses yeux bridés et son col rouge flamboyaient. Quelqu'un ramassa le képi et le jeta sur le corps. Le convoi s'éloigna à découvert, au pas de course, contourna un petit mur éboulé, descendit dans un trou d'obus, reparut, puis disparut dans les ruines."

7 févr. 2009

Lépine des tranchées (II)

Fin janvier, le feu de l'artillerie allemande devient une réelle préoccupation au 36e régiment d'infanterie, tapi en contrebas du plateau de Californie, dans les bois de Beaumarais. La tâche du soldat Lagardère, visant à attirer les bombardements sur la ferme du Temple en faisant passer le site pour une redoute fortement occupée, n'a pas encore porté ses fruits. Pour concentrer les tirs ennemis sur la cote 120, située à une centaine de mètres du mont Hermel, le colonel Viennot préconise, avec son alacrité habituelle (lire le nota bene), la mise en place d'un petit dispositif d'"intoxication" à base de poudre noire et de boîtes de conserve. La débrouillardise et l'esprit inventif animent décidément le régiment !

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10ème brigade.
ETAT MAJOR

NOTE
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La pastille de poudre noir nécessaire à l'inflammation de la charge des cartouches de 37 produit au départ du coup une fumée telle que la pièce ne tarde pas à être repérée. Pour tromper l'ennemi sur la position réelle occupée par le canon il suffit de placer à 200 ou 250 m de la pièce un dispositif émettant à intervalles réguliers des nuages de fumée.
Ce dispositif très simple à organiser a été indiqué à l'Enseigne NEPVEU pour retarder le repérage des pièces que cet officier a mises en batterie sur le versant Est de la cote 120.
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Pour construire l'appareil il suffit d'une planche de 1 m 20 de longueur sur 0 m 10 de largeur, 12 vieilles boites de conserve, 12 crampillons en U et 2 m 70 de cordon Bickford. Fixer tangentiellement les 12 boîtes le long de la planche au moyen des crampillons, enfoncer incomplètement ces derniers et les laisser émerger de 0 m 01.
Passer le cordon Bickford dans l'arceau formé par les crampillons, fixer par une ligature une extrémité du cordon au crampillon de la dernière boîte, laisser l'autre extrémité pendre librement (voir la reproduction du schéma tel qu'il figure dans la note)
Placer l'appareil à l'endroit où l'on veut simuler le feu du canon et recouvrir chaque crampillon avec une cuillerée de poudre noire à mortier de 15 (30 grammes).
Au moment du tir enflammer l'extrémité libre du Bickford, la 1ère déflagration de la poudre se produit 2 minutes après, puis les différentes boîtes s'enflamment de 10 secondes en 10 secondes, le temps nécessaire à l'inflammation des 12 boîtes est de 2 minutes, durée normale d'un tir de 37.
L'emploi de poudre a un triple avantage :
1° Il rend difficile le repérage des pièces.
2° Il procure à l'adversaire le plaisir de concentrer son feu sur un point où il n'y a rien à battre, car l'homme chargé d'enflammer le Bickford a eu le temps de se mettre en lieu sûr.
3° La déflagration des tas de poudre se faisant sans bruit il n'y a pas superposition des détonations, la supercherie est donc plus difficile à dépister que si l'on employait des pétards.

N-B.- La présente note est adressée simplement à titre de compte-rendu et ne mérite pas les honneurs de la publicité, il y a déjà trop d'inventeurs donnant libre cours aux idées saugrenues qui leur congestionnent les méninges.

Pontavert, le 23 janvier 1915,
Le colonel commandant la 10ème brigade
(signé) VIENNOT

3 févr. 2009

Cinq de l'infanterie

– C'est vrai, quand on y pense, qu'un soldat – ou même plusieurs soldats – ce n'est rien, c'est moins que rien dans la multitude, et alors on se trouve tout perdu, noyé, comme quelques gouttes de sang qu'on est, parmi ce déluge d'hommes et de choses.
Le Feu, Henri Barbusse, Flammarion, 1916

En quatre jours d'assaut à Neuville-Saint-Vaast, du 1er au 4 juin, le 36e RI compte 534 hommes hors de combat. Que reste-t-il de ces hommes près d'un siècle plus tard ? Que reste-t-il de leur combat, passées les couches de silence qui s'accumulent dans les petites rues tranquilles de ce village de l'Artois ?
Il en reste des citations comme celle d'Emile Jourdan, matricule 6371, 10e compagnie, qui s'élance le 1er juin dans ce maudit champ à l'ouest du village – peut-être à quelques pas du soldat Ticos et du sous-lieutenant de Viefville –, et n'aura pas le temps de rejoindre la tranchée adverse. Les mitrailleuses ennemies transformeront en charpie sa jambe gauche. Il y gagnera au change une citation ("Très bon soldat, courageux et plein de sang froid. A été blessé très grièvement le 1e juin 1915, en se portant à l'attaque d'une tranchée allemande") et la quille pour une blessure pas si "fine" que cela.
Du soldat Eugène Lecroisey, matricule 05061, il demeure sa fiche Mémoire des Hommes... Qui raconte comment ce Manchois de 26 ans, lui aussi de la 10e compagnie, fut cueilli définitivement par une balle face aux maisons de la rue Verte. Une mort ordinaire, comme des centaines d'autres pendant ces journées de juin 15, que son arrière-petite nièce, Evelyne Collet, aujourd'hui à Mayotte, n'oublie pas.
De Michel Germain, matricule 03221, il subsiste une petite boîte en bois (photo ci-dessus) et quelques chromos que contemple fréquemment son arrière-petit fils Ludovic Ladroue. Celui-ci nous raconte : "Mon arrière-grand père Michel Germain était sergent fourrier au 36e. Il est mort le 1er juin 1915, à Neuville Saint Vaast. Je pense qu'il faisait partie des 26 disparus (peut être la raison de l'inscription "voir au dos" sur sa fiche Mémoire des Hommes), mentionnés par le JMO du 36e RI ce jour-là. Il était né en 1888, au Dézert, petite commune de la Manche. Il avait rencontré Adolphine Legrand, à Saint-Lô, à l'épicerie fine Malesherbe, rue Torteron, près de la Vire, où ils étaient tous les deux employés. Ils se sont mariés le 30 janvier 1912 et leur petite fille Alice, qui sera ma grand-mère, naît en avril 1914. Quatre mois plus tard, Michel Germain part en août à la guerre, persuadé de revenir à la Noël, mais il ne reverra jamais sa femme et sa fille. Pour se souvenir de son mari, mon arrière-grand-mère fera faire un montage photographique où elle apparaît à ses côtés. Elle n'avait pas eu le temps de faire une photographie avec lui... Elle ne recevra confirmation de sa mort qu'en 1955, en recevant une petite boite en bois que je possède et qui contient sa montre, sa plaque et une mèche de cheveux après la découverte de ses restes avec deux autres non identifiés. D'après ma tante, il est inhumé à Barly. En 1920, ou 1921 – je ne sais plus –, mon arrière-grand-mère fera partie d'une délégation des veuves de guerre qui furent reçues à l'Elysée lors d'un banquet par le président de l'époque. J'ai encore la médaille et le diplôme de reconnaissance de cette journée."
Pierre Pélerin, matricule 8181, a laissé pour sa part une lettre, sélectionnée après-guerre dans le recueil La Dernière Lettre, qui rassemble la correspondance de soldats français tombés au champ d'honneur 1914-1918. Ce Parisien écrit à sa tante le 3 juin : "Enfin ! Ça y est, j'ai payé mon tribut à la Patrie et je vais enfin pouvoir me reposer un peu. Je suis blessé d'un éclat de grenade à l'épaule droite et j'ai été envoyé à l'arrière. Je t'écris à toi directement pour que tu puisses prévenir maman et surtout qu'elle ne se fasse pas trop de soucis. Je vous embrasse tous, tous, tous, de tout coeur, comme je vous aime." Pierre Pélerin mourra deux jours plus tard.
Quant à André Colin, matricule 4693, né à Lisieux, tué le 3 juin, il a légué des souvenirs à son petit-fils, Jean-Claude Chignon, qui nous ont été rapportés par Nathalie Cornet : "Mon grand-père a été mobilisé tardivement, je crois fin 14-début 15, en raison de graves coliques de plomb – il était peintre ; il avait toujours dit à ma grand-mère, dixit ma mère, que s'il était mobilisé il ne reviendrait jamais. Il était marié et avait 3 enfants, dont ma mère, née en avril 1914. Il a été tué le 3 juin 1915 (et 73 ans plus tard à la même date naissait son arrière-petit fils...). Ma grand-mère ne parlait jamais de lui, c'était un sujet tabou.
"J'ai appris plus tard que ses restes n'ont été découverts que vers 1919.
"C'est donc un de ses frères, accompagné de son fils, qui sont partis reconnaître les restes. Ils l'ont identifié à sa montre et à ses chaussures: il avait, paraît-il, une façon bien particulière d'user ses chaussures. Il a été ramené dans le département de la Manche en 1920. Une cérémonie a eu lieu et à laquelle ma mère a été conviée...
"Ce fut le seul souvenir tangible d'un père pour une gamine de 6 ans..
."