Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

Avertissement : Si pour une raison quelconque, un ayant-droit d'une des personnes référencées sur ce site désire le retrait de la (les) photo(s) et des informations qui l'accompagnent, qu'il me contacte.

27 juin 2008

La mémoire d'Adrien

Voici un petit texte extrapolé à partir des documents laissés par Adrien Perrier, soldat au 36e régiment d'infanterie, et des souvenirs transmis par ses enfants et rassemblés par Marie-France Fournier et Sébastien Cliville, arrière-petit-fils d'Adrien. Merci à eux.

11 janvier 1915 - "Atout à pique" ! Dans les tranchées de première ligne du bois de Beaumarais, le soldat Adrien Perrier regarde les hommes jouer aux cartes sous leur toile de tente. Cela fait deux heures qu'ils trompent leur ennui, les pieds dans l'eau, dans leur gourbi et enchaînent les parties de manille. Certains lisent, d'autres dorment. Adrien, pour sa part, préfère rester à l'écart et griffonner des petits dessins sur des écorces argentées de bouleaux au format carte postale (ci-contre, en médaillon Adrien Perrier), comme il avait appris enfant. Ces esquisses, il les envoie à ses filles - Yvonne, 7 ans, Odette, 5 ans, Fernande, 4 ans, et Denise, huit mois, trop petite évidemment pour se rendre compte.
Déjà quatre semaines que son régiment stationne dans les bois de Beaumarais. La guerre est loin : au nord, vers Ypres, Dixmude, à l'est, en Champagne. Adrien y a échappé jusqu'à présent. Et pourtant, que de bouleversements pour lui, simple employé d'octroi ! Une fois laissée sa famille à Lisieux, dans l'interminable rue du Grand-Jardin, il s'était présenté le onzième jour de la mobilisation comme l'y engageait son livret militaire, à la caserne Delaunay. Et les jours interminables, lourds de menaces et d'espoirs absurdes, s'étaient égrenés... Adrienne, son épouse, était passée quelquefois pour lui parler. Elle lui avait rapporté les plus folles rumeurs. La déroute en Belgique, les convois de blessés arrivant par steamer dès la fin août à Caen, la victoire sur la Marne, les premiers morts... Par chance, il avait échappé à tous ces combats.
Mais le 26 septembre, il avait fallu faire son paquetage et partir par le train. Avec ses camarades, ils avaient roulé toute la nuit dans des wagons à bestiaux. Et dès leur arrivée au sud de Reims, ils avaient repris les routes, cette fois jusqu'à la plaine de Courcy, en grand troupeau d'hommes fatigués. Ils étaient le renfort qui venait regonfler des bataillons exsangues. Leur arrivée coïncidait avec la fin des combats sous le fort de Brimont. L'attaque de la route nationale 44, l'enterrement dans la plaine, les villages boueux et noirs, les longues nuits de novembre dans les champs dévastés avec leurs meules incendiés... Adrien avait connu tout cela. Et cette drôle de guerre où l'on s'enterre et l'on attend... Le 11 décembre, le régiment était une nouvelle fois reparti à pied pour venir s'enterrer dans ces bois humides. A tout prendre, Adrien préférait ce nouveau secteur. Il aimait ces coteaux arrondis, cette vallée à grand prolongement baignée généreusement par l'Aisne. Pour un peu, avec des champs de betteraves remplacés par des pacages, ce paysage ressemblait à sa campagne augeronne !
(À suivre...)

26 juin 2008

Le chagrin et l'amitié

Légende de la photo dans l’album de Fernand Le Bailly : "Tombe de Roquet à Concevreux". A droite de Fernand Le Bailly, une autre tombe : celle du servant Henri Tarlier, du 5e régiment d'artillerie à pied, tué le 9 janvier 1915, à Ventelay, 24 heures avant Alexis Roquet. En médaillon, l'annonce de la mort de Roquet dans L'Eclaireur du Calvados du 4 février 1915.

Refermons la page du mois de janvier 1915 au 36e RI - un mois riche en événements et anecdotes dans les bois de Beaumarais -, par la mort du sergent major Alexis Roquet, natif de Caen. Celle-intervient le 10 janvier 1915 à Chaudardes. Elle est mentionnée par le JMO du régiment d'une façon très elliptique: "Bombardement par une pièce de 77, 30 obus. Un sous-officier blessé (Alexis Roquet), un soldat tué (Georges Leboucher, originaire de Saint-Sever-Calvados) tous les deux par surprise."
Cette disparition cause pourtant une réelle émotion à lire la presse du Calvados de l'époque. Deux périodiques, Le Bonhomme Normand ("hebdomadaire et spécial des événements, bruits et nouvelles de l'Orne") et L'Eclaireur du Calvados (hebdomadaire du jeudi), la signalent dans leurs colonnes par un encart. Mais cette mort affecte aussi les camarades de Roquet, dont faisait sans doute partie mon arrière-grand-père. Dans son album photos, le sergent major figure ainsi dans deux clichés pris dans la petite cité ouvrière de la Neuvillette, près de Courcy, et dans un gourbi des bois de Beaumarais.
Quelques semaines après la mort d'Alexis Roquet, Fernand Le Bailly ira s'incliner sur la tombe du soldat. La photo, prise par un camarade, le montre au bord d'une route, sous une lumière de fin d'hiver, le regard au sol devant la tombe, visiblement ému. "La mort n'annulait rien en effet. Au contraire. Celle du camarade le plus proche ouvrait une blessure inguérissable, à laquelle seule convenait le silence." (La Vie quotidienne des soldats dans la Grande Guerre, Jacques Meyer, Hachette, 1966). Derrière mon arrière-grand-père, une plaine étrangement vide, comme une vague menaçante...

19 juin 2008

"Soit le front ou le coeur"

(Illustration : panneau central du tryptique de Tardi, à voir à la mairie de Craonne, photo DR)

Avant de continuer le récit des événements qui ont démarré la bataille de la Marne, arrêtons-nous un moment sur le récit que fait Jules Champin, dans les premiers jours de septembre 1914, de l'exécution du soldat français (rapportée aussi par mon arrière grand-père, Fernand Le Bailly). Ce récit s'étend sur trois pages du carnet de Jules Champin et décrit le déroulement par le détail. "Samedi 5 septembre. Réveil à 4h1/2. Nous traversons le village, puis le régiment se rassemble par compagnie dans le milieu d'un champ. On forme les faisceaux et nous recevons des renforts du 329e régiment d'infanterie de réserve. Pour une fois nous avons eu le temps de faire le jus que nous buvons ensemble pour les accueillir parmi nous. A peine si nous avions eu le temps de boire notre café que le lieutenant Vivien nous appelle : la 1ère compagnie aux faisceaux. Il fait sortir du rang 12 hommes et le sergent Jounet, dans lequel le 1er en titre j'étais du nombre. Je voyais que de préférence il choisissait ses meilleurs tireurs. On se demandait bien tous ce qui allait encore se passer, on croyait bien que c'était pour partir en patrouille. Puis on voit arriver entre deux gendarmes un artilleur du 11e régiment d'artillerie de Rouen qui avait les menottes aux mains. Le lieutenant nous réunis et nous donne ses instructions nous faisant un petit discours, puis il nous annonce que c'est lui que nous allons fusiller, c'est un pillard et un voleur, il est condamné à mort. On se regarde tous, nous ne sommes pas fiers, pour ma part il me semble que c'était un crime que j'allais accomplir. Il nous semblait que tous nos cheveux se dressaient sur la tête tellement cette besogne nous semblait difficile à exécuter. Enfin nous partons sur le lieu de l'éxécution, nous nous plaçons sur deux rangs 6 devant, 6 derrière. Notre lieutenant est à côté de nous, et c'est le sergent Jounet qui va exécuter les commandements. Le condamné est placé devant une meule de paille, un sous-off vient le dégrader en lui arrachant tous les boutons toutes les insignes du 20e régiment (corrigé sur la copie par "11e régiment d'artillerie"). Les gendarmes sont toujours à côté de lui. Toutes les Cies du régiment, et je crois qu'il y a d'autres régiments de la brigade, forment un grand carré et vont assister à l'exécution. A ce moment précis un prêtre soldat se détache d'une Cie et vient demander au condamné je crois s'il a besoin des secours de la religion ce qu'il refuse méchamment et catégoriquement, ce qui a pour effet de bien nous remonter le moral, ceci nous prouvait que nous avions affaire à un véritable bandit. Les gendarmes lui attachent les mains derrière le dos et le placent juste devant la meule de paille et à genoux. Nous sommes placés à une trentaine de mètres. Le sergent Jounet nous commande : garde à vous, en joue, feu ! Et le condamné tombe la tête en avant frappé à mort sous les balles françaises. Un chef de bataillon arrive à cheval, descend et lui donnne le coup de grâce de trois coups de revolver dans la tête à bout portant. Tous ce spectacle n'est pas beau à voir. Des brancardiers arrivent avec une civière, et l'emmène, ils le place sur le bord de la route, le long du fossé, avec une pancarte attaché à une croix faite avec deux bouts de bois sur laquel est écrit : "Pillard et Voleur". Ensuite toutes les compagnies présentes défilent devant, baïonnette au canon. "Moi je lui ai visé le coeur, parce que le lieutenant Vivien nous l'avait bien recommandé dans son petit discours où il avait cherché à nous préparer (soit le front ou le coeur)." (Pour lire la suite du témoignage de Jules Champin, c'est ici)

17 juin 2008

Des nouvelles de Jules Champin

Le mois dernier, je rapportais dans ce blog le récit de Jules Champin, soldat du 36e régiment d'infanterie. Mais plusieurs notes dans le texte laissaient entendre que ces souvenirs faisaient partie d'un plus large témoignage. Une copie du texte intégral m'a finalement été envoyé par Yann Thomas, que je remercie ici profondément.
Le carnet de route de Jules Champin, menuisier de son état et enterré dans son village à Clécy (Calvados), est en effet essentiel sur les premiers mois de combats du 36e RI. Il débute le 28 juillet 1914, alors que Champin est en congé de convalescence chez lui, pendant son service militaire, et se clôt le lundi 21 septembre, lorsque le soldat est évacué à Angoulême après sa blessure reçue dans la plaine de Reims.
Jour après jour, le soldat de 1ère classe, excellent tireur, note les événements que traverse le régiment : la mobilisation, qui le voit versé dans la 1ère compagnie, le départ le 4 août en train (p. 8 de son carnet), la bataille de Charleroi, en Belgique (p. 17), la retraite (p. 20) et la bataille de Guise (p. 23), les premiers jours de la bataille de la Marne (p.37), sa blessure, reçue le 13 septembre (p. 52) et, enfin, son rapatriement à Angoulême. Je ne dispose pas pour le moment de plus d'informations sur la rédaction de ces mémoires qui ont été rédigées après guerre. Mais certaines précisions de noms de lieux et de soldats font penser que Jules Champin s'est appuyé sur des notes qu'ils devaient prendre à la volée. Nous ne manquerons pas de croiser ce témoignage avec celui de Fernand Le Bailly, notamment sur la bataille de la Marne, et de vous les faire partager. (Photo : la couverture du carnet de Jules Champin, Photo DR)

5 juin 2008

Lépine des tranchées (I)

Hiver 1915. Les deux armées sont face à face. Pendant que les soldats du 36e régiment d'infanterie s'ennuient ou se débattent dans le cloaque des bois de Beaumarais, l'état-major de la 5e armée met à profit ce temps d'attente pour tenter de résoudre la question du franchissement des tranchées ennemies. Un nouvel engin est proposé pour détruire les réseaux de fil de fer barbelés. L'essai calamiteux de cette nouvelle arme, embryon des chars d'assaut qui seront engagés deux ans et trois mois plus tard, nous est raconté à travers ce compte-rendu retrouvé au service historique de la défense.
(Ci-contre, les boucliers mobiles, expérimentés par plusieurs pays, permettaient au fantassin d'avancer en rampant et en poussant l'engin à l'abri des tirs. Photo DR)

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5e armée, 10e brigade, état-major

PROCES-VERBAL établi à la suite de la mise en expérience d'un engin destiné à la destruction des réseaux de fIl de fer

Ce jour d'hui 3 janvier 1915, une commission composée de
1°M. le colonel VIENNOT cdt PI la 10e Bde
2° M. de MIRIBEL, chef d'escadron au 43e d'Art
3° M. COLOMB, capitaine au 3e Génie
s'est réunie au parc du château de Pontavert en vue d'assister aux essais d'une brouette et d'un chalumeau oxyacétylénique destiné à la destruction des réseaux de fil de fer.
L'appareil avait été monté par le caporal sapeur MALLET du 35e Tal exerçant, dans la vie civile, la profession d'entrepreneur de constructions métalliques, 104, rue Lecourbe, PARIS. Ce choix avait été fait en vue de mettre l'appareil entre les mains d'un spécialiste très au courant du maniement du chalumeau.
La brouette était placée à 45 m du réseau sur une pelouse légèrement détrempée mais constituant un terrain favorable au roulement.
Malgré les efforts des deux hommes, il a fallu huit minutes pour amener le véhicule contre le réseau. La marche d'approche ne s'est pas faite en sourdine, la brouette en roulant produisait un bruit de ferraille qui pouvait être perçu à 100 m au moins. Pour donner à l'expérience le maximum de chances de réussite, des indications ont été fournies au conducteur pour que la brouette aborde le réseau entre deux piquets.
Le chalumeau a été ensuite allumé : la flamme émise était telle qu'elle a été perçue à un Klm : toute la région environnant la brouette était éclairée comme par une lampe à arc. La coupure du réseau ayant trois mètres de profondeur a nécessité 37 minutes ; la brèche était de deux mètres à peine ; les ronces les plus basses subsistaient ayant été appuyées simplement sur le sol par la brouette ; en outre, autour des piquets, il restait des brins de fil de ronce formant un véritable balai réduisant d'autant la partie praticable de la brèche.
Les bouteilles d'oxygène et acétylène étaient coplètement pleines au début de l'expérience, le caporal MALLET avait réglé le débit des robinets de façon à réduire au minimum la consommation du combustible et du comburant. Pour arriver à couper les derniers fils, il a fallu employer uniquement l'acétylène, le contenu du récipient à oxygène étant épuisé.
Si l'on envisage le facteur vulnérabilité des hommes employés à la manœuvre, on peut conclure que l'homme chargé de la conduite de la brouette étant dans l'obligation de décrire une sinusoïde pour diriger la brouette entre les piquets plantés en quinconce, sera victime non seulement des feux d'écharpe, mais encore des feux de plein fouet. Pendant l'opération, cet homme aurait certainement dû être remplacé vingt-cinq fois. Comment le remplacer ?
Quant à l'homme chargé du chalumeau, il aurait certainement été tué plusieurs fois par les fentes destinées au passage de son instrument, en outre, il est fort probable que le chalumeau aurait certainement eu son dard, ses tuyaux et ses robinets mis hors d'usage.
D'ailleurs si l'on examine le temps qu'il a fallu pour accomplir ce travail de destruction, il est probable que l'ennemi, profitant de ce que l'on ne pouvait tirer sur les travailleurs, aurait fait cueillir par cinq ou six hommes la brouette et son contenu.

CONCLUSION - A l'unanimité, la commission a l'honneur d'émettre l'avis que l'engin essayé est absolument inutilisable pour la destruction, même en se plaçant dans les conditions les plus favorables et qu'il n'y a pas lieu de poursuivre les essais.

signé : COLOMB, de MIRIBEL, VIENNOT

(Note bas de page)
Transmis à M. le général Cdt le 3e corps d'armée. L'appareil n'est pas utilisable, mais le bouclier qu'il porte peut servir comme abri pour mitrailleuse ou canon de 37 avec qqs modifications. Il sera ainsi employé. Rouy, le 3 janvier 1915
Le général Cdt la 5e DI
signé : MANGIN