Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
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25 avr. 2008

Tragique loterie

"Les obus (...) nous assaillirent à coups pressés, bien réglés sur nous, ne tombant pas à plus de cinquante mètres. Parfois si près qu'ils nous recouvraient de terre et que nous respirions leur fumée. Les hommes qui riaient ne furent plus qu'un gibier traqué, des animaux sans dignité dont la carcasse n'agissait que par l'instinct. Je vis mes camarades pâles, les yeux fous, se bousculer et s'amonceler pour ne pas être frappés seuls, secoués comme des pantins par les sursauts de la peur, étreignant le sol et s'y enfouissant le visage. (...) Nos nerfs se contractaient avec des brûlures d'entrailles et plus d'un se crut blessé et ressentit, jusqu'au cœur, la déchirure terrible que sa chair imaginait à force de la redouter." (La Peur, Gabriel Chevallier, Le Livre Club du Libraire, 1960)

Le séjour du 36e dans les bois de Beaumarais a peut-être été "un bon filon" pour le régiment, il ne fut pas pour autant une sinécure. De janvier à mai 15, les duels d'artillerie du côté français comme du côté allemand ne cessèrent pratiquement jamais. Chaque jour, au 75 mm français répondait le 77 allemand, et l'on s'échangeait alternativement du 105, du 150, voire du 210 ou du "très gros calibre" en quantités variables – 3 obus un jour, puis une centaine le lendemain. Côté français, tous les secteurs furent touchés par cette constante canonnade : les trois lignes de tranchées forestières, le mont Hermel, la cote 120, le petit village de Pontavert, la ferme du Temple, etc., quant l'arrosage ne s'abattait pas au hasard d'une patrouille aperçue ou sur des travailleurs réparant les tranchées.
Le monument du 36e RI (photo : la partie sud de l'obélisque), placé en bordure de route reliant Pontavert à Craonne, est donc en grande partie le récit d'une tragique loterie, longue de quatre mois, émaillée de multiples drames. Gabriel Lemaire, Georges Leboucher, Gaston Helie, Jean Duval, Edouard Bedouin, Hippolyte Jeanne, Adolphe Palfray, pour n'en citer que quelques-uns, furent ainsi les victimes "ordinaires" de cette guerre d'artilleurs. Clarius Huguenet et Edmond Leperruquier trouvèrent la mort alors qu'ils rentraient d'une corvée aux cuisines. Le sergent Aberlard Molle fut blessé mortellement alors qu'il déjeunait avec quelques compagnons. Albert Beaufils mourut asphyxié dans son abri écrasé par du 150 mm. Louis Franchet et Pierre Robert perdirent la vie dans un bombardement à Chaudardes...
L'artillerie française ne fut pas en reste dans ce sinistre inventaire et s'illustra par son efficience. Le 22 janvier, les observateurs du mont Hermel entendent lors d'un bombardement de Craonne "de nombreux cris de terreur poussés par les Allemands". Le lendemain, lors d'un tir sur une tranchée en bordure du bois de Chevreux, l'observateur voit cinq ou six soldats "sauter en l'air". Le 18 mars, après une canonnade de la lisière de Craonne, des postes avancés distinguent de nombreux "cris de douleur"...
Aujourd'hui, les bois de Beaumarais résonnent tout au plus du bruit des bûcherons qui débitent des grumes. Lorsqu'ils ont cessé leur activité, on distingue le bruissement des voitures rejoignant Corbény à vive alllure. Et le silence se réinstalle.

13 avr. 2008

La forteresse Beaumarais

Le secteur des bois de Beaumarais du 36e régiment d'infanterie, tel qu'il se présente lors de l'hiver 1915. Il est partagé en deux sous-secteurs. Face à Craonne, les bois sont défendus par un réseau de barbelés, doublé de tranchées de tir et d'abris de mitrailleuses. L'on trouve également des gabionnades, le terrain étant trop marécageux pour être creusé. A terme, la deuxième ligne comptera trois ouvrages fortifiés, à l'ouest de la D89. Vers l'est, au niveau de la butte de l'Edmond, celle-ci sera doublée par des réseaux brun. Enfin, le petit village de Pontavert sera défendu par plusieurs tranchées de tir derrière des gabionnades. (Photo © GEOPORTAIL 2008)

9 avr. 2008

(Voyage, suite) ... au récit de Jean Hugo


Légende de la photo dans l’album de Fernand Le Bailly : "Arrivant de Craonne, le 36e descend des 'autos' en route pour Neuville-Saint-Vaast qu'il a mission de reprendre aux 'Boches'. Auxi-le-Château, 27 mai 1915."

Le voyage du 36e RI, en mai 1915, des bois de Beaumarais jusqu'en Artois, est également raconté sous la plume de Jean Hugo, qui nous rapporte une version du refrain du régiment (mais que veut dire "coucher à la polo"??) :

"On nous embarqua le lendemain à une heure de l'après-midi, dans des wagons à bestiaux non aménagés, c'est-à-dire non meublés de bancs.

Le clairon sonna le garde-à-vous, le commandant hurla quelques jurons, l'officier du jour, jugulaire au menton, fit remonter les jambes qui pendaient aux portes des wagons et le train partit. Les grappes de soldats tachaient de bleu, à intervalles réguliers, le long train noir. Nous roulions lentement à travers un paysage verdoyant et paisible, le long des parcs pleins d'ombre et d'eaux dormantes. Aux passages à niveau on nous envoyait des baisers. Dans un cimetière, un vieux couple en deuil priait sur une tombe militaire : la vieille dame tenait dans une main son mouchoir ; de l'autre elle nous montra la tombe ; le vieillard nous salua d'un grand geste.
A sept heures du soir, le train s'arrêta quelque temps au Bourget. Des femmes qui passaient sur un pont au dessus de nos têtes nous jetèrent des cigarettes, des journaux et des bananes. On contourna Paris par le nord : la tour Eiffel se dessinait sur le ciel jaune. Beaucoup de Parisiens du régiment ne l'avaient pas vue depuis dix mois. Ils criaient :
– Ah, Pantruche ! Ah, Paname !
Aiguillé vers le nord, le train accéléra son allure. La nuit tomba. L'air fraichit. On ne vit plus que des talus bleus. Les hommes s'endormirent entassés les uns sur les autres. A Amiens, vers la fin de la nuit, le commandant descendit, traversa les voies au pas de course en boutonnant sa vareuse, entra pour un instant au bureau militaire, et remonta dans le train qui repartit. Le jour se leva sur l'Artois. La plaine paraissait nue de loin, mais en s'approchant on découvrait des rides profondes où parmi les ormeaux et les vergers se cachaient des chaumières basses, crépies à la chaux. Chaque village abritait un escadron de cavalerie, chacun avait sa piste de promenade, son manège dans un verger, ses obstacles. Un chasseur à cheval fumait sa pipe, accoudé à la barrière d'un champ.
– Ça chie, dit-il, de quel corps que c'est le 36e ?
– Du troisième
– Depuis deux jours il ne passe que du 3e corps. Vous venez remplacer des gens du Midi qui ont refusé de sortir des tranchées.
A Auxi-le-Château, le clairon sonna le refrain du régiment :

Au 36e de ligne,
Bon Dieu quelle discipline !
Au 36e c'est rigolo,
On couche toujours à la polo

C'était le signal de l'arrivée. On nous fit descendre des wagons. A ce moment, les officiers et sous-officiers du 12e cuirassiers, cantonnés dans le bourg, passaient lentement par petits groupes, vêtus de noir et de rouge, coiffés de bonnets de police noirs. Leurs boutons bien astiqués et leurs galons brillaient au soleil. Ils allaient déjeuner. Les sous-officiers nous regardèrent avec mépris. Les officiers ne tournèrent même pas la tête.
Des camions nous attendaient pour nous emmener vers l'inconnu. Les conducteurs de ces camions eux-mêmes ne savent pas où ils vont ; ils suivent le camion qui les précède ; s'il tourne, ils tournent ; s'il ralentit, ils ralentissent ; s'il s'arrête, ils s'arrêtent. La poussière nous couvrait et nous changeait en statues. A la sortie d'un village, caché comme tous les autres au fond d'un vallon, la colonne s'arrêta. On nous aligna près d'un calvaire entouré de sapins. Le commandant rassembla les officiers et s'épongea le front. Un lieutenant de dragons passa sur la route, à cheval, en promenade ; ses manchettes empesées dépassaient de sa tunique noire à col blanc. Tout à coup une sirène mugit, le commandant hurla :
– Debout !
On se jeta aux faisceaux, les officiers saluèrent, une automobile passa comme un éclair. J'eus le temps de voir une silhouette sombre, un noir sourcil froncé, une main basanée qui saluait, deux étoiles sur un képi bleu. C'était le général Mangin.
On s'arrêta au village de Sus-Saint-Léger. Le cantonnement qui échut à ma compagnie était une ferme bâtie en fer à cheval, selon l'usage de ce pays ; un trottoir, sur lequel s'ouvraient les portes et les fenêtres, surplombait la cour emplie de fumier et de purin. Mes hommes couchaient dans les étables et bivouaquaient dans le verger où quelques grands ormeaux se mêlaient aux pommiers. Je m'installai près de l'écurie, dans un réduit plein de paille et encombré de vieux harnais. Devant la maison voisine, le lieutenant Hélouis, un bellâtre à longues moustaches qui commandait la compagnie, était assis entre les deux petites villageoises en robes de pilou, qui semblaient épouvantées. Il avait le sang au visage et les yeux hors de la tête. On entendait le canon au loin. Dans le verger, les soldats limaient des bagues d'aluminium.

Au fond du vallon, près de l'abreuvoir et de l'église, on servait de la bière coupée d'eau dans la salle trop étroite du café. En face, une maison blanche et silencieuse se cachait au fond d'un parc. On hâtait le pas et on baissait la voix en passant devant la grille où pendait le fanion du général. Dans un pré à l'herbe pelée, la musique jouait :

Les voyez-vous
Les hussards, les dragons, la garde ?
Ils saluent tous
L'empereur qui les regarde !

Le colonel, un peu à l'écart, tortillait d'une main sa barbiche, l'autre main derrière le dos. Son petit chien borgne le suivait. "

Jean Hugo (Le Regard de la Mémoire, Actes Sud, 1992)

8 avr. 2008

Voyage en Artois : du JMO...


Fin mai 1915, le 36e régiment quitte les bois de Beaumarais, où il est stationné depuis décembre, pour rejoindre les plaines de l'Artois (voir carte) et être engagé au nord d'Arras dans une grande ofensive menée par trois corps d'Armée. Voici l'extrait du Journal de marche et d'opérations de la 5e division d'infanterie (photo) qui nous rapporte ce déplacement.

"21 mai et 22 mai. La 5e Division reçoit le 21 mai à 13 heures l'ordre de s'embarquer le 22 à partir de 3 heures. L'embarquement se fait aux points suivants (...)

3° Fismes
1 bataillon du 36e............. 3 h
1 bataillon du 36e.............6 h 30
1 bataillon du 36e.............10 h 30

Les heures indiquées sont celles auxquelles les unités doivent se présenter à la gare. Composition uniforme et invariable des trains : 34 wagons couverts, 13 wagons plates(-forme), 1 voiture à voyageurs.
Le transport s'exécute dans de bonnes conditions. Les débarquements ont lieu conformément au tableau ci-joint. (...)

23 h.........Auxi-le-Château.........Bataillon du 36e et EM 10e Brigade.........Sus-Saint-Léger
3 h.........Auxi-le-Château.........Bataillon du 36e..........Sus-Saint-Léger
7 h.........Auxi-le-Château.........Bataillon du 36e..........Sus-Saint-Léger
Les éléments débarqués à Auxi-le-Château y seront pris par camions autos et conduits à Sus-Saint-Léger.

23 mai. Le 23 mai à quinze heures, la division stationne : (...) 10 Bde-EM : Sus-Saint-Léger.

24 mai. Repos dans les cantonnements."

1 avr. 2008

"Un pauvre mutilé"

Onze morts et huit blessés... Le bombardement du 26 octobre 1914 au 129e régiment d'infanterie (RI), "frère" du 36e RI, frappe les imaginations dans la plaine de Courcy. Des huit blessés que restera-t-il alors qu'au même moment, sur les champs de bataille, deux écoles de chirurgie - l'abstention de tout soin, notamment dans les blessures au crâne et à l'abdomen ou, au contraire, les partisans de l'intervention - s'affrontent sur le raisonnement médical ? Un petit texte, extrait de Vie des martyrs, de Georges Duhamel (Presses de la Cité) indirectement lié à notre sujet pour y penser.

"Nogue est courageux, mais normand ; cela donne au courage une forme particulière qui n'exclut ni la réserve, ni la prudence, ni la modération dans les termes.
Le jour de sa blessure, il a supporté une opération préliminaire avec un calme réel. En soulevant son bras brisé, je lui disais :
- Souffrez-vous beaucoup ?
Et il desserrait à peine les mâchoires pour répondre :
- Ben ! Peut-être...
Les jours suivants, la fièvre est venue et un certain malaise avec. Nogue ne mangeait pas et quand on lui demandait s'il sentait un peu d'appétit, il hochait la tête :
- J'cré ben qu'non.
Bref, ce bras était cassé très haut, la blessure avait vilain aspect, la fièvre était vive, et l'on a jugé qu'il fallait prendre une décision.
- Mon pauvre Nogue, lui ai-je dit, nous ne pourrons absolument rien faire de ce bras-là. Laissez-vous amputer, soyez raisonnable.
Si l'on avait attendu la réponse, Nogue serait mort. Sa figure a exprimé une vive contrariété ; mais il n'a dit ni oui ni non.
- Ne craignez rien, Nogue. Je vous garantis le succès de l'opération.
Alors, il a demandé à faire son testament. Le testament fait, Nogue a été porté sur la table et opéré, sans avoir formulé ni assentiment ni refus.
Dès le premier pansement, Nogue a regardé son épaule saignante et a dit :
- Vous n'auriez pas pu, des fois, conserver quand même un petit bout de bras ?
Heureusement tout s'est parfaitement arrangé. Au bout de quelques jours, le blessé a pu s'asseoir dans un fauteuil. Tout son être trahissait une véritable résurrection ; sa langue restait circonspecte.
- Eh bien ! Vous voyez, cela va très bien !
- Heu... Ca pourrait aller mieux...
Jamais il ne s'est résigné à souscrire, nettement, même après coup, à une décision qui lui avait conservé la vie. Quand on lui disait : "Vous voilà tiré d'affaires", il se réservait :
- Faudrait vère, faudrait vère...
Il a guéri et nous l'avons envoyé dans l'intérieur.
Depuis, il nous a écrit, "pour affaires", des lettres prudentes qu'il signait : "Un pauvre mutilé...""

Photo : Prothèse de main en bois, fabriquée pour le sergent Hardouin, mutilé de la main gauche le 16 mai 1916. (Photo DR)